Chère Bérénice,
Je vous écris car je me suis promené hier au Parc Monceau ; je suis repassé devant la buvette, précisément à l’endroit où s’est
déroulée, il y a quelques années déjà, la phase finale de ces mortelles olympiades dont vous fûtes l’enjeu. Duel secret, ayant lieu aux yeux de tous les passants de cet après midi de l’automne
1897, mais invisible de la plupart d’entre eux,
moi excepté.
Toutes ces années, j’étais parvenu à éviter cet endroit. Mais mon Yvonne et notre petit Charles ont insisté pour que nous
allions y prendre l’air et je n’ai pas trouvé de raison de leur refuser cet innocent plaisir.
Plus nous avancions dans les allées du parc, plus mes souvenirs sont devenus précis et l’excitation que je ressentais à cette
époque m’a effleuré, devenant à chaque pas plus dense, plus réelle. Etrange parfum de sang et de sueur que je ne pensais plus pouvoir retrouver. Elle était enfouie dans le grenier de ma mémoire,
au fond d’une malle contenant mes errements de jeunesse, mes premiers tourments.
Yvonne n’en n’a rien su. Elle ne comprendrait pas.
Elle ne comprendrait pas cet épisode de l’histoire secrète de Paris que le vieux Restif aurait adoré chroniquer. Elle resterait
étrangère à cette fascination pour vous Bérénice, qui a enflammé les cœurs les plus élevés de la jeunesse dorée et les a poussés à se défier, à se battre et, dans un nombre à jamais inconnu de
cas, à se tuer.
Elle ne croirait pas, alors que chaque semaine on déplorait dans la presse mondaine la disparition brutale d’un jeune héritier,
les blessures d’un aristocrate en vue ou la mort accidentelle d’un étudiant prometteur, que tous ces faits divers n’étaient que la partie visible d’une compétition funeste entre tous vos
prétendants.
Sans vraiment l’organiser, vous l’encouragiez en accordant à vos champions un sourire, un regard. Vos commentaires sur les
résultats des joutes, bien que chuchotés dans l’intimité des salons parisiens, se répandaient dans la capitale comme des traînées de poudre, stimulant les gagnants du jour, assassinant les
autres. Les femmes les rapportaient dissimulées derrière leurs éventails, les hommes cachés par la brume bleutée de leurs cigares.
Je me suis souvent demandé si, au fond d’un obscur bureau de police secrète, dans un recoin poussiéreux de la Sécurité, un
inspecteur avait eu vent de cette tragédie. On raconte qu’à l’occasion d’un duel au sabre entre deux polytechniciens, on avait vu une silhouette fantomatique, en imperméable noir, tapie dans la
pénombre d’une porte cochère. D’autres assurent qu’une apparition aussi éthérée a été relevée aux funérailles de malheureux éliminés du jeu.
Les disparus appartenaient pour la plupart à de grandes familles. On savait, au plus haut sommet de l’Etat. Mais on laissa
faire. On devait être fasciné par cette franc-maçonnerie du duel. On vit tous les coups de poignards et on entendit tous les râles, mais jamais on ne vint s’interposer entre les
gladiateurs.
Je me souviens de tout maintenant.
A présent, je puis enfin répondre à cette question qui vous hante et que vous m’avez souvent posée : je ne crois pas que vous
ayez tué tous ces hommes Bérénice. Ce qui les a tués, c’est le défi, l’esprit de compétition cher à cet olibrius de Coubertin : l’envie de jouer.
Je pense à ce pauvre Marbot, qu’il fallut secourir en mer à la Pointe du Raz. Il resta quelques jours entre la vie et la mort. A
son réveil, on lui apprit que sa femme, ayant eu vent des raisons pour lesquelles il avait défié l’océan, humiliée, était partie en emmenant dans le tourbillon furieux de ses jupons, la colossale
fortune héritée de son père. J’ai revu Marbot récemment, c’est un pauvre hère, hirsute. Clochard. Il hante les troquets du quartier Latin, suivi par une bande d’étudiants gouailleurs. Il pue, il
est fini. Et au milieu des railleries, il éructe votre prénom. Bérénice.
Vous n’avez pas tué Gredaine, qui tomba d’un train lancé à toute vapeur et dont le corps, passé sous le convoi, fut découpé par
les roues. Dans cet état, nul ne devina qu’il avait été étranglé. Sa tête morte d’enfant, grimaçante, fut ramassée par un cheminot blasé.
Vous étiez à la gare de l’Est à l’arrivée du train pour accueillir d’un discret battement de cils le vainqueur. Il crut qu’il
avait trouvé le Graal, il s’aperçut rapidement qu’il n’avait été que qualifié pour le tour suivant de vos éliminatoires.
Et que dire de De Brooder que l’on dut amputer d’une jambe après que son cheval fut tombé sur lui lors de la course qui l’opposa
à Madiono dans le bocage normand ? Hormis sa vieille mère, aucune femme ne s’occupera plus jamais de lui. Vous n’étiez pas présente lorsque le chirurgien attaqua l’os avec sa terrible scie. Vae
victis...
Et ces deux aristocrates, dont je tairai les noms. Ils furent pris par un fiacre, un soir, en sortant de l’Opéra. Funèbre
équipage.
En montant dans le fiacre, le cocher lugubre leur remit deux dagues. Et lorsque, arrivant à l’orée du Bois de Boulogne à la nuit
tombante, il actionna le système qui obtura les ouvertures de la voiture, il donnait le signal de la grande boucherie en livrant son véhicule au galop du cheval.
On trouva le cadavre lacéré du comte de B*** au bord d’un chemin forestier. Quant à son adversaire, il devait succomber de ses
blessures après trois jours d’atroce agonie. On mit ces morts sur le compte d’une rivalité amoureuse. Nous savons, nous, que c’était bien plus que cela.
Moi, j’avais eu le bonheur de me faire rosser par un colosse allemand dans l’arrière-salle d’une brasserie du boulevard Saint
Michel, aux commencements du concours. J’étais dégrisé. Mais je demeurais fasciné par cette passion qui emportait même les plus sages. Certains, que j’avais connus sorbonnards appliqués,
brillants polytechniciens, s’étaient mués en bravaches ridicules, en sergents de cavalerie. De duels en duels, de balles tirées en coups de sabres, il n’en resta plus que deux. Deux beaux jeunes
hommes promis à une vie heureuse. Deux moustaches frémissantes, deux corps élancés, deux regards vifs.
Averti par je ne sais quelle femme de votre cour, je me rendis au Parc Monceau à l’heure où la dernière rencontre devait avoir
lieu.
Je vous ai vue arriver, charmantes bottines et grand chapeau. Un voile blanc ne parvenait pas à masquer votre regard. Votre
silhouette Bérénice, reste dans ma mémoire. Rien d’ostentatoire dans votre tenue, toute votre grâce de panthère pourtant presque palpable. Votre allure de patricienne me donnait des envies de
débauche.
Les deux hommes vous attendaient à la terrasse de la buvette du Parc. Assis derrière vous, je me dissimulai derrière un journal
et suivais de loin vos échanges. Il y eut de longues conversations que je n’entendis pas, mais qui semblaient bien innocentes. Les messieurs ne témoignaient d’aucune animosité l’un envers
l’autre, mais, connaissant les enjeux de cette ultime rencontre, je savais combien la tension était grande. A ce stade de la compétition, ils avaient déjà prouvé qu’ils avaient à la fois
des corps d’athlètes et l’impassibilité de joueurs d’échecs.
Il y eut ce cérémonial étonnant. Chacun dut inscrire, à votre invitation, un mot sur une petite feuille de papier. Ceci fait,
vous avez pris connaissance des inscriptions et les avez lues à haute voix. Je n’osais croire qu’il s’agissait d’une enchère.
L’un se leva. Vous adressa un signe de tête et quitta la buvette sans un mot. Lorsqu’il passa près de moi, je croisai son
regard. Je sus à cet instant que cet homme vivait ses dernières minutes sur terre. Il se tua chez lui dans l’heure qui suivit.
L’autre vous invita à une promenade à son bras dans le parc. Comme une parade d’honneur pour le vainqueur. Il ne manquait à cet
adoubement, qu’un arc de triomphe digne du conquérant.
Quand vous vous fûtes éloignés, je me précipitai à votre table et recueillis les deux papiers avant qu’ils ne fussent emportés
par une méchante brise.
Je lus « papier » et « pierre ».
Celui qui avait inscrit pierre, c’était Félix Destouches. Le fils Destouches. Des filatures. En remportant ce jeu d’enfant, il
devint votre seigneur.
*
* *
Il vous emmena à Biarritz, trois semaines extraordinaires où vous donnâtes libre cours à votre toute nouvelle passion. Bals,
restaurants, concerts, tour en mer sur le voilier familial. On vous fit les honneurs de la presse locale. On vous promettait le plus bel avenir. La suite fut pitoyable.
Vous êtes tombée amoureuse Bérénice. Mais il n’y avait plus d’enjeu, et le soufflet retomba brusquement. Il rentra seul à Paris
auréolé de gloire virile, idiot.
Vous avez rapidement remis la main sur ces courriers enflammés que vous adressaient des courtisans plus établis, des notaires,
des commerçants. Après mure réflexion, et comparaisons en termes d’avantages et d’inconvénients, vous avez élu un brave négociant et vous fîtes épouser. Les échos nauséabonds de Paris
n’atteignant pas la Normandie, vous êtes désormais une figure locale de bienfaisance et de moralité.
Qui penserait à vous voir aujourd’hui, bourgeoisement mariée, régnant en tyran sur votre domaine de l’Eure, et avec ce léger
embonpoint, que tous ces beaux garçons se sont entretués pour vous ?
Au Parc Monceau, mon petit Charles court après son cerceau, il surgit au milieu d’un attroupement de pigeons et y sème la
terreur. Je l’entends lancer des cris de guerre de chevalier, de petit hussard en marinière. Yvonne essaie de tempérer ses ardeurs martiales avec son sourire débonnaire de maman, mais personne ne
peut empêcher un petit garçon de jouer au soldat.
Bérénice, je crois que nous aurons bientôt la guerre avec l’Allemagne.
Paris, mars 1914.